Des chrétiens contre les croisades

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vendredi 22 mars 2013

Le consensus autour des croisades n’a jamais existé. Dès leur début des auteurs, théologiens pour la plupart, s’y sont opposés, évoquant des raisons évangéliques (le Christ n’a pas demandé d’évangéliser par la guerre) ou pratiques (le nombre élevé de morts, la dépopulation de l’Europe). Cette opposition est minoritaire mais croit au fur et à mesure de l’échec des croisades et du rétrécissement des Etats Latins. C’est à ces auteurs opposés aux croisades que Martin Aurell consacre son dernier livre Des chrétiens contre les croisades. L’auteur centre son étude sur la période du XIIe-XIIIe siècle. Il remarque qu’au XIIe siècle peu d’écrivains font part de leur réprobation face à ce pèlerinage en arme, la presque totalité de la Chrétienté se rangeant derrière la bannière lyrique et envoutante de Bernard de Clairvaux. Les critiques augmentent au cours du siècle, et deviennent plus importantes à la fin du XIIIe ; celles-ci accompagnant la déroute de l’aventure. La noyade de Frédéric Barberousse en 1190, la mort de Saint-Louis devant Tunis en 1270, amènent ces auteurs à réfléchir à la légitimité d’un tel phénomène. Si la croisade est juste, pourquoi Dieu permet-il de si grandes déroutes ? Le rejet de la croisade est porté aussi par les nouveaux ordres monastiques, comme les franciscains et les dominicains, qui privilégient le prêche à la guerre, le glaive de la parole à celui du fourreau. Ils évoquent un argument déroutant : faire la croisade pour évangéliser les Sarrasins, n’est-ce pas imiter le jihad mené par ces personnes que, justement, on combat pour cela ? De ce fait, n’applique-t-on pas la technique de l’ennemi, technique que l’on réprouve par ailleurs ?

La croisade pose aussi le problème du renversement des valeurs. La doctrine chrétienne prêche la distinction du temporel et du spirituel, or ce sont les papes qui organisent ce mouvement militaire, c’est-à-dire qui s’approprient l’organisation d’une activité relevant du temporel, et n’étant donc pas de leur ressort. De même, le fait que des moines prennent les armes pour devenir des moines soldats est aussi contraire à l’interdiction qui leur est faite de porter l’épée et de verser le sang. Devant étendre la Chrétienté, voici que la croisade trahit ses valeurs.

Les opposants à ce mouvement se trouvent aussi parmi les doctrinaires des régimes temporels. Les écrivains travaillant pour l’empereur prennent prétexte des croisades pour soutenir la cause gibeline et ainsi décrédibiliser les guelfes partisans du pape. De même, les seigneurs du sud de la France, qui subissent la croisade menée contre les manichéens, prennent-ils position contre ces interventions qui nuisent à l’intégrité de leur territoire.

L’opposition aux croisades, même marginale, est une réflexion sur le sens de la guerre, et notamment de la guerre juste. C’est une réflexion sur le sens de la paix, et sur la valeur pacifique défendue par le christianisme. C’est pourquoi, même si les auteurs défavorables aux expéditions levantines sont peu nombreux, leur réflexion a un certain intérêt, dans la mesure où ils reprennent les arguments de paix et de justice, utilisés par les partisans de la guerre, mais pour les retourner contre la guerre. A travers eux on retrouve ainsi des auteurs oubliés, comme Yves de Chartres, Humbert de Romans ou Roger Bacon, auteurs ombragés par la gloire de Bernard de Clairvaux ou de Thomas d’Aquin, mais qui contribuèrent à la réflexion générale sur la guerre et la chose militaire. Leurs arguments peuvent être repris aujourd’hui que l’Europe connaît une longue période de paix, et où la guerre semble avoir délaissée ce continent pour se cantonner à ses frontières. On retrouve aussi les tergiversations plus ou moins politiques et pragmatiques des rois et des empereurs qui promettent de partir en croisade, qui se rétractent et qui hésitent, qui partent sans vraiment le faire, et qui n’ont d’autre volonté que revenir. Est-il juste pour eux d’abandonner leur royaume et leurs sujets pour risquer leur vie au Levant, et de laisser les barons et les féodaux étendre leur pouvoir à leurs dépens ?
On découvre ainsi que la croisade n’a pas été unanimement saluée et portée, que celle-ci a suscité craintes et doutes. La disparition dramatique des Etats francs d’Orient n’est-elle pas d’ailleurs le résultat d’un désintéressement croissant de l’Occident pour ces colonies ? Plus que par les écrits et les traités, l’opposition aux croisades se manifeste aussi par la non-participation à ce mouvement, et par l’abandon des territoires conquis. Le doute sur le bienfondé de cette aventure est peut être ainsi plus important que les textes ne le laissent présumer.

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