Comprendre le XXe siècle 1/11

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dimanche 20 janvier 2013

Je vous propose une réflexion sur le sens général du XXe siècle, qui sera publiée en 11 parties. Cette réflexion cherche à mettre à jour les spécificités de ce siècle, et à comprendre comment il a été organisé.

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Désormais que le XXe siècle est terminé, il est possible de réfléchir à sa globalité, à ses vecteurs directeurs. Le siècle écoulé comporte des années de peur et des années de joie. Jamais l’homme n’aura connu un tel accroissement du confort de vie, jamais il n’a connu de tels progrès matériels. Pensons à ce qu’était la vie il y a cinquante ans. Dans les secteurs de la médecine, de l’informatique, de l’alimentation, des déplacements, de l’ingénierie, que de progrès ! Ce siècle du confort fut pourtant aussi celui du sang. Jamais nous ne connûmes régimes plus tyranniques, plus sanglants et autoritaires. Jamais nous ne connûmes des idéologies aussi néfastes, aussi destructrices. La barbarie a atteint un niveau au moins aussi élevé que le développement technique, ce qui n’a cessé de questionner les hommes. Comment expliquer un tel développement couplé à de telles destructions ? Paul Valéry, dans La Crise de l’esprit, en 1919, nous donne un début d’explication à ce paradoxe apparent :

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles.
Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux noms. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie. (...)
Les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptées à d’épouvantables desseins.
Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? (...)
Il y a des milliers de jeunes écrivains et de jeunes artistes qui sont morts. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science, atteinte mortellement dans ses ambitions morales, et comme déshonorées par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme, difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme déçu, battu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement également bafoués ; les croyances confondues dans les camps, croix contre croix,

L’oscillation du navire a été si forte que les lampes les mieux suspendues se sont à la fin renversées. »

Cette crise de l’esprit est la crise de l’Europe. Ce siècle tout entier repose sur elle, et sur les Européens. C’est sur le brillant et l’apparat d’une Europe fière d’elle-même que s’ouvre le siècle. Une Europe fière, mais qui doute. Une Europe percluse de visions mortuaires, de pensées morbides. Une Europe qui n’a jamais paru aussi vivante, et qui pourtant s’imagine déjà morte. C’est au moment où l’Europe se voit toute puissante qu’elle contemple le néant de sa grandeur. Cette Europe-là a fauché sa génération d’écrivains et d’artistes, elle a tué Péguy dans les blés mûrs de Champagne. Elle a blessé Apollinaire dans les tranchées boueuses des assauts. « Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. » La Grande Guerre n’a pas eu lieu en dépit du développement humain et moral de l’Europe, mais bien à cause de lui.

Cette Grande Guerre patriotique de 1914 est le fruit du romantisme européen. Ces penseurs, poètes, écrivains allemands et français du défunt XIXe ont instillé un venin de mélancolie qui s’est infiltré dans la pensée européenne. Nietzsche et ses folies. Hölderlin et sa tour d’ivoire. Schiller, Nerval et leur désespoir. Tant d’autres épigones à leur suite. Nous n’étions plus au siècle du Soleil, mais de la Lune. Et notre XXe siècle a connu l’éclipse astrale de la mort. Avant 1914 il y a eu les anarchistes et les attentats. Tant de couronnes, tant de dignitaires tombés sous les balles et le couteau. Sissi d’Autriche, Alexandre II, Sadi Carnot, et enfin François-Ferdinand. Un meurtre parmi d’autres, à la suite d’une longue lignée ; et qui ouvre le cataclysme. Le XXe siècle fut le siècle de l’effacement apparent de l’Europe, et pourtant tout à tourné autour d’elle et des Européens. L’Amérique toute puissante se regarde constamment dans le miroir européen, même pour le rejeter en le classant dans le dossier du vieux continent. Le communisme y puise sa force et son espoir : c’est dans la cour de la Sorbonne, lors du mois de mai 1968, que cette idéologie a raté son futur, bien plus que dans la répression de Tien Anmen. Si l’Asie émerge, c’est encore le vieux monde qu’elle veut imiter, et c’est chez lui qu’elle achète son vin et son cognac. On veut faire de l’Europe une ombre, et chacun doit se positionner par rapport à cette ombre.

« L’illusion perdue d’une culture européenne ». Nous aurions donc coupé définitivement nos racines puisant aux sources de la Grèce et de Rome, se vivifiant à celles du christianisme. La culture, spécificité européenne dont le continent fut si fier, est apparue aux hommes comme la chose la moins partagée et la moins transmissible. Avec le doute, l’Europe sombre dans le relativisme ; son véritable poison. En 1889, trente ans donc avant le texte de Valéry de 1919, Jules Ferry évoquait le devoir des races supérieures, devoir moral notamment, de civiliser les inférieures. Et voici qu’à Verdun, dans la Somme, dans la Marne, on a découvert que cette culture que l’on cherchait à imposer aux autres n’en était pas une. Qu’elle n’était pas supérieure et qu’elle conduisait à des massacres sans nom. C’est donc qu’il ne devait pas y avoir de culture, ou du moins qu’aucune ne devait dépasser l’autre. L’Europe ne s’est pas regardée avec humilité, elle s’est humiliée elle-même. Elle est entrée dans son siècle de repentance, allant même jusqu’à s’accuser de crimes qu’elle n’avait pas commis. Le XXe siècle fut celui du rapport conflictuel et pathologique de l’Europe avec sa mémoire. Nous ne sommes pas encore sortis de ce pathos quand, aujourd’hui toujours, nous dénigrons nos sites, nos musées, nos tableaux, nous rejetons ce qui nous construisis, au motif justement que c’est trop nous, et que nous devons être autre. Après avoir voulu s’imposer au monde, l’Europe veut s’imposer le monde à elle-même. Le mondialisme transnational est l’héritier du chauvinisme nationaliste.

Parmi les autres particularités de notre siècle figurent bien évidemment l’omniprésence des idéologies. Communisme, nazisme, fascisme, ont pu s’imposer et s’établir, en dépit de la tradition libérale de l’Europe. Ces régimes ne sont pas opposés à la démocratie. Comme nous le verrons, ce sont des régimes démocratiques. Ils sont en revanche opposés à la tradition aristocratique de l’Europe, tout en étant des régimes et des idées complètement européens, nés du cœur et de l’esprit de l’Europe. Au sens chrétien du terme, ces régimes sont des hérésies. Ils puisent dans l’esprit chrétien de l’Europe, mais pour en détourner le sens et les valeurs, pour en déformer le message. Ces régimes sont à la fois holistes et monistes. Holistes, parce qu’ils veulent englober la totalité de la personne humaine, parce qu’ils prétendent régir toute la vie de leur citoyen. Monistes, parce qu’ils ne font pas la distinction entre le spirituel et le temporel, se voulant eux-mêmes à la fois régime temporel et régime spirituel. Le communisme comme le nazisme fondent une nouvelle religion. Le cas du fascisme est un peu à part, car ce régime a des spécificités qui le différencient des autres. Néanmoins, ces trois régimes sont nés du socialisme, comme nous le démontrerons et l’expliquerons dans un article ultérieur.

Voici pour ces quelques pistes de compréhension de l’Europe au XXe siècle. Bien sûr, comme toutes les pistes, elles empruntent des raccourcis forcément contestables. Il ne s’agit pas ici d’une étude exhaustive sur le sujet, mais d’une volonté analytique de comprendre le fonctionnement et l’organisation de ce siècle, si cruel et si européen.

A suivre.

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