Atlantico : Productivité et justice sociale

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mercredi 25 septembre 2019

Entretien accordé à Atlantico.

Quels éléments corroborent le constat de Martin Wolf ? En d’autres termes, comment la productivité et les inégalités dans les sociétés occidentales ont évolué depuis 2008 ? Qu’en est-il de la dépossession politique des citoyens ?

Tout dépend des pays, des secteurs d’activité et des entreprises, on ne peut pas dresser un constant général qui vaudrait pour l’ensemble du monde occidental.

La productivité est l’élément essentiel de l’amélioration du système économique et donc des conditions de vie des populations. C’est le Français Jean Fourastié qui a été le premier à montrer le rôle central de la productivité dans le progrès humain, élément qu’il n’a cessé d’étudier dans l’ensemble de ses ouvrages, notamment celui sur les Trente glorieuses. L’amélioration de la productivité a notamment permis l’allongement de l’espérance de vie et l’accès à des biens de consommation qui étaient soit inexistants soit réservés à une élite infime. Pensons au sucre et au café, qui étaient des produits de luxe dans les années 1950 et qui sont aujourd’hui des produits de consommation courante. Inutile non plus de revenir sur les produits informatiques.

La productivité renvoie à l’autre sujet : les inégalités. Dans les Trente glorieuses ou la révolution invisible, Jean Fourastié constate que les conditions de vie matérielle des Français (et des populations du monde occidental) n’ont cessé de s’améliorer depuis 1945. Or, cette amélioration ne s’accompagne pas d’une croissance du bonheur. Les populations ne cessent de se plaindre et de regimber. Il y a là un aspect paradoxal : nous devrions être particulièrement heureux de posséder des téléphones et de l’eau chaude, de manger à notre faim et de façon variée et sécurisée, alors que ce n’était pas le cas des Français de 1920. Et pourtant, il y a encore beaucoup de personnes malheureuses. Ce qui renvoie à la question des inégalités.

Se focaliser sur les inégalités, c’est passer à côté des vrais enjeux. Il y aura toujours des inégalités : même les sociétés communistes n’ont pas réussi à établir l’égalité pure et parfaite dans les camps de concentration.

Parler d’inégalité, c’est agiter le chiffon de l’envie et de la jalousie, ces passions dominantes des Français. Le problème, ce ne sont pas les inégalités, c’est la justice et la fraternité. Il y a des égalités qui sont parfaitement injustes et des inégalités qui sont justes. C’est la justice qu’il faut viser et établir parce que seule la justice est capable de créer la fraternité, c’est-à-dire une société où les personnes acceptent de vivre ensemble. En confondant inégalité et injustice, en donnant à accroire que seule une société parfaitement égalitaire est complètement juste, on crée les conditions d’une guerre civile sociale permanente. De surcroît, l’égalité pure et parfaite ne peut s’atteindre que par la violence et la coercition, ce qui est injuste et contraire à la fraternité.

Et ainsi nous arrivons au troisième point que vous abordez : la dépossession politique des citoyens. Dans un État providence, tel que nous le connaissons en France depuis 1945, la vie politique est un mirage et le citoyen un fantôme. L’État providence consiste à prélever des impôts sur certains pour les redistribuer sur d’autres, au nom de l’égalité et de la solidarité. Cela fragilise le tissu social, car certains ont l’impression de payer pour les autres et les autres ne peuvent pas vivre du fruit de leur travail, mais de la redistribution. Pour que les citoyens soient véritablement propriétaires de la vie politique, il faut établir un État subsidiaire, c’est-à-dire un État qui laisse faire les associations, les personnes, les regroupements humains locaux et qui n’intervient que lorsque l’échelon inférieur est incapable de faire.

Le libre-échange est souvent accusé d’être à l’origine de cette crise, notamment par les partis dits "populistes". Donald Trump a ainsi fait de la renégociation des traités commerciaux un des projets majeurs de sa présidence. Est-ce vraiment le libre-échange qu’il faut rendre responsable de ces phénomènes ?

Le libre-échange, c’est un échange libre et volontaire conclu entre deux partis. Si une partie s’estime lésée, alors l’échange n’est pas libre. Il est vrai que les accords commerciaux favorisent certains secteurs et certaines entreprises, mais peuvent en affaiblir d’autres. Mais le rôle du politique n’est pas de maintenir les rentes, mais de permettre au corps économique de se développer et de se moderniser. Or souvent, le corps politique a tendance à favoriser les rentiers existants au détriment des nouvelles pousses. Dans les années 1970, le gouvernement américain avait prévu un plan pour aider les entreprises informatiques installées, telle IBM. Évidemment, ils étaient incapables de prévoir que de nouvelles entreprises et de nouveaux secteurs allaient apparaître, comme Microsoft, Google, Amazon et l’internet.

Le libre échange n’est pas responsable de l’endettement des États, ni des impôts trop élevés, ni de la violence et de l’insécurité que l’État français n’arrive pas à juguler. Mais il est un bouc émissaire commode parce qu’en s’attaquant à lui on s’en prend à un concept et non pas à des personnes définis. Notons quand même que les pays les plus pauvres sont les pays enclavés, non ceux qui sont ouverts sur le monde et qui disposent de nombreux moyens de communication.

Par ailleurs, l’immigration de travailleurs à salaires faibles a-t-elle un impact économique sur les sociétés occidentales au point de provoquer cette crise ?

Les immigrés qui viennent en France sont soumis aux mêmes charges salariales que les Français. Exercent-ils des métiers que les Français ne veulent pas exercer ? C’est difficile à dire. Ce qui est vrai, c’est qu’ici on se focalise sur un stock au lieu de percevoir le flux. Prenons un élément historique : dans les années 1950/60 le gouvernement français a fait venir des populations des colonies pour travailler dans les usines de métropoles, notamment automobiles et textiles. Cette population avait un niveau de productivité plus faible que les locaux.

Cette main d’œuvre facile et abondante a été employée, mais du coup les usines n’ont pas cherché à améliorer leur productivité, notamment en mécanisant et en robotisant leur chaîne de production. Cela a fait prendre un retard productif à la France, qui a ensuite été lourdement payée dans les années 1970/80 avec la fermeture des usines. La mondialisation n’a joué qu’à la marge dans la fermeture de ces usines. C’est le retard de productivité qui a été la cause principale.

Donc cette population immigrée à faible productivité ne pose pas un problème aujourd’hui, mais va en poser un demain. Parce que l’on fait venir ces personnes au lieu de chercher à mécaniser leur métier et ainsi à gagner en productivité. Dans le bâtiment par exemple, les concepteurs des imprimantes 3D expliquent qu’il sera possible de monter des immeubles avec ces imprimantes sans avoir recours à des ouvriers. Réalité ou fantasme ? L’avenir le dira. Ma crainte est que cette population que l’on fait venir aujourd’hui pour travailler se retrouve assez vite au chômage dans la décennie qui vient parce que leur métier aura été entièrement mécanisé. Et alors que ferons-nous de ces personnes ?

En quoi la financiarisation des économies occidentales pèse-t-elle sur la productivité et accroît les inégalités ?

Difficile de généraliser, cela varie en fonction des secteurs et des entreprises. La financiarisation peut aussi contribuer à améliorer la productivité, notamment en apportant des capitaux supplémentaires ou en investissant dans la recherche.

Le capitalisme est-il devenu trop monopolistique, au point de créer des rentes, que ce soit pour les individus ou pour les entreprises ?

Il y a deux types de monopoles : ceux créés par l’État, comme la SNCF et l’Éducation nationale, et ceux de fait, créés par une entreprise dominante, comme Google et Amazon.

Les premiers engendrent des services plus onéreux et de moins bonne qualité. Un élève coûte ainsi deux fois moins cher dans le privé que dans le public.

Le second est produit parce qu’une entreprise délivre un service de très bonne qualité, que l’on ne trouve nulle part ailleurs. Pourquoi Amazon, et pourquoi pas France Loisirs ou Alapage, qui sont sur le même secteur (la vente de livres par correspondance) et qui sont antérieurs à Amazon ? Parce qu’Amazon offre une qualité de service qui est meilleure que les autres. Alapage a d’ailleurs disparu.

Mais ce monopole-là n’est jamais définitif. Les entreprises doivent sans cessent se moderniser, investir, innover, sinon elles disparaissent. Peut-être que nous ne parlerons plus d’Amazon dans quinze ans. Qui se souvient encore de MSN et d’AOL ? Ils avaient pourtant un quasi-monopole dans les années 2000.

La fiscalité des États occidentaux est-elle adaptée aux entreprises créatrices de richesses aujourd’hui ? Est-ce aussi de ce côté-là qu’il faut envisager des solutions ?

La fiscalité ne touche pas les entreprises, mais les salariés. Une entreprise, c’est une fiction juridique. Si on augmente la fiscalité des entreprises, cela conduit à une hausse des prix, à des salaires moindres et à une baisse des investissements. Ce n’est pas l’entreprise qui est touchée, mais le salarié et le consommateur.

De façon générale, la France doit massivement baisser ses impôts, alors que le gouvernement Macron ne cesse de les augmenter. Pour cela, c’est tout l’appareil de l’État qu’il faut revoir et notamment passer à un État subsidiaire. La réforme de l’impôt, c’est d’abord et avant tout une réforme de notre modèle de société, pour qu’il soit plus juste et plus fraternel.

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