7 Saint-Emilion

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lundi 12 avril 2010

Chapitre 7 de Parlare di vino.

Sous terre. C’est sous terre qu’il faut descendre pour entrer dans l’église creusée à même la roche. Pour élever son âme d’abord plonger dans le tréfonds de la matière, telle semble être la marche de Saint-Émilion. Ici la terre dément et abuse, la terre s’abuse et nous ment. C’est la terre qui fait le vin, proclame le vigneron sourcilleux. C’est ce caillou-là qui donne son goût si inimitable à mon vin, c’est cette couche de grès, que l’on trouve ici et nulle part ailleurs, qui fait le prix de mon vin. Non, vous vous trompez, mon talent n’est pour rien, mon travail n’est pour rien, ce qui compte ce sont les cailloux et les couches de terre. Ici l’homme n’intervient pas, c’est la nature seule qui agit, tout se fait seul, comme les brandes des chemins creux.

Tout se fait seul. Comme l’église troglodytique s’est elle-même taillée dans la roche. Tout se fait seul, comme le tonneau coupe lui-même le chêne de Tronçais et le débite en merrain, comme la bouteille va chercher au Portugal le liège qu’elle façonne en bouchon. Surtout pas d’intervention extérieure, pas de cause externe ou de premier principe dans l’élaboration des vins, non, tout se fait seul. L’homme aussi se fait seul, comme le vin, son plus proche cousin dans l’ordre de la création. L’homme sort nu et habillé de la nature première, il ne faut surtout pas le cultiver, l’émonder, le tailler, il doit exprimer sa nature et son terroir, de façon libre et sans contrainte. Le vin nait de la terre, l’homme n’intervient pas pour le produire, voilà ce que la publicité et les critiques viticoles nous sortent sans cesse dans les salons et les concours. Alors, s’il n’y a rien à faire, pourquoi le vendre si cher ? Si tout se fait seul, pourquoi a-t-on besoin de vignerons ? L’ermite Emilion qui veille sur sa ville depuis tant de siècles peut-il nous apporter des réponses à ces brûlantes questions, comme sont brûlantes aussi les amours viticoles ?

La bonne renommée est venue jusqu’à nous. La bonne odeur des saints, des hommes de bien, des hommes qui attirent les faveurs de Dieu. J’ai vu venir ce moine, j’étais alors un jeune homme insouciant et surtout ignorant des affaires de ce monde. Avec sa capeline grise, son bâton en frêne et ses sandales de cuir, j’ai vu venir cet homme que la renommée avait devancé depuis plusieurs semaines. On le disait Breton, né à Vannes parait-il. Vannes, j’ai retenu le nom, je serais bien incapable de situer cette cité dans un espace qui m’est inconnu. Sur les bords de la Garonne, dans notre Aquitaine qui est romaine depuis des siècles ces gens étrangers venus du nord, qui plus est d’une région infestée de Bretons, de barbares, voilà qui ne peut que nous repousser. Il paraîtrait que les gens de là-bas se peignent le corps et se graissent les cheveux au beurre. Certains voyageurs, que j’ai vus et avec qui j’ai parlés -je peux en témoigner, mes propos sont véridiques- m’ont même assurés que les Bretons mangent de la chair fraîche. Ces barbares de l’Océan, que peut-on en attendre ? On a pourtant dit que ce moine est un homme saint, qu’il a accompli tant de miracles qu’il a été obligé de fuir sa région pour trouver la paix et la sérénité, pour se couper des hommes et, dans la solitude de l’anonymat, se rapprocher de Dieu. On a dit cela, que ses miracles étaient nombreux. Comment le croire, comment croire les hommes qui professent tant de choses ? On a dit aussi qu’il fuyait parce qu’il avait commis un meurtre, un homme retrouvé mort, un homme aux mystérieuses morsures, gisant dans la lande et les bruyères en fleurs. Il fuit la justice. Mais le Ciel le trouvera toujours. S’il a tué, le Ciel attend son heure, et quand la mort viendra le faucher, où qu’il se trouve, elle saura le purger de ses fautes. Le châtiment a bonne mémoire, il n’oublie pas, il attend, patiemment, car il sait que personne ne peut lui échapper. Il sait que personne ne sortira de ses griffes. Alors il attend, tranquillement, que les hommes tombent, qu’ils tombent entre ses pattes et qu’il les écrase de ses muscles puissants.
On dit que c’est un saint. On dit que c’est un fou. On dit qu’il a accompli des miracles. On dit qu’il a commis des meurtres. On dit qu’il vient pour se retirer du monde. On dit qu’il vient pour conquérir le monde. On dit, on dit. Depuis plusieurs semaines on dit beaucoup, mais on dit sans savoir. On dit, mais on ne sait pas. On n’a pas besoin de savoir pour dire. Alors moi j’attends, et je verrai. Je verrai bien qui est cet homme. Je n’ai pas peur de lui.

En le voyant, j’ai hurlé. Il est si maigre, les joues caves, les mains décharnées. Seul le regard est gras. J’ai hurlé, car j’ai eu peur, mais, comment dire ? il était beau, une esthétique se dégageait de lui. Digne, en dépit de la fuite. Propre, en dépit de la longue marche. Fier, en dépit de son exil. Il imposait. Les villageois fuyaient, les villageois se terraient. Je me suis approché de lui. Il m’a posé la main sur la tête, a prononcé à voix basse une prière inaudible, puis est parti vers le lointain. Seul.

Seul. C’est comme ça qu’il voulait être. À Saintes la foule affluait. Trop de foule, trop de monde, donc pas de solitude. À Combes, il était seul. Ses disciples ne l’avaient pas suivi, d’ailleurs il les rejetait. Il ne voulait personne. Je connais des enfants qui pourront témoigner -maintenant ils sont pères de famille- il leur avait demandé de dire à quiconque leur demanderait des informations sur lui qu’il n’habitait pas ici, qu’ils l’avaient vu passer, il y a fort longtemps, et qu’il était parti vers l’est. La consigne fut respectée, donc on sut qu’il était là. À Combes. À Combes était un saint. Des notables de Bordeaux commencèrent à venir. Nous fîmes des affaires avec eux. Peut-être pas de richesses spirituelles, mais l’homme a aussi besoin de manger, nous ne nous nourrissons pas seulement de paroles. A son contact des hommes le suivirent, lui pour Lui, le suivirent dans la solitude et la pauvreté. Je fus de ceux-là. Je laissais tout, je donnais tout. Le don. Le don de moi-même et de mes trésors, le don de mes possibilités. Je laissais la charrue sur le chemin pour aller à la forge de Combes, et plus jamais je ne me retournais sur le sillon. Je vécus six ans avec lui. Je vis toujours pour Lui.

Puis il mourut. 767. La date que j’ai retenue. Nous le recouvrîmes d’un linceul, comme son maître. Nous le parfumâmes d’aromates, comme son maître. Nous prîmes un chêne pour faire quatre planches. Et dans la bonne odeur du bois, dans l’odeur de truffes et de girolles, nous le posâmes, lui nu, seul avec son linceul blanc. Lui nu, enroulé dans le drap de laine. Lui nu, comme depuis qu’il avait tout quitté pour revêtir la tunique du Christ qui elle seule l’habillait. Lui nu, les doigts en croix, le sourire sur le visage, le sourire d’un ange conducteur de la joie. Ce furent ses ultimes paroles : soyez joyeux. Joyeux ? Les prostitués de la ville se détournaient de lui, sa vie était un scandale pour elles, une lame de feu sur leur chair. Pour les notables attachés à leur coffre, pour les pauvres les yeux cloués aux choses matérielles, se plaignant tous les jours, pour eux tous sa conduite était un scandale. Au milieu de ce siècle de débauche et de luxure, d’enrichissement scandaleux et de matérialisme, sa vie était une tache. J’ai vu des ducs et des seigneurs se faire admonester parce qu’ils ne cessaient pas la guerre. J’ai vu de riches laboureurs s’entendre promettre l’enfer pour n’avoir pas posé la charrue le dimanche. J’ai vu des couples qui, selon la coutume, tuaient l’enfant de trop après sa naissance, recevoir des volés d’injures. Et plus il maltraitait et plus il attirait. Et plus il dénonçait et plus les gens l’aimaient. Contre l’infanticide, contre la polygamie, contre l’accumulation désordonnée des richesses, contre toutes les débauches de ce siècle de relativisme et d’individualisme.

Et ses mots, toujours : vivez joyeux. En jetant la dernière pelée de terre, il m’a fallu bien de l’espoir pour ne pas pleurer, pour espérer aussi le rejoindre sans passer par une étape de purgation. Mon maître pour le Maître. Mon pauvre pour le Roi.

Sa mort n’a pas tari la source. Des centaines de personnes sont venues y boire et s’y laver, sont venues s’y nourrir et s’y délecter. Il a fallu les accueillir. Nous avons ouvert un bâtiment avec des chambres pour les faire dormir. Et un autre bâtiment, petit puis grand, pour ceux qui voulaient le suivre en restant là. Ce bâtiment est devenu monastère. Et ce petit village est devenu sa ville. Saint-Emilion. Moine breton, désormais assimilé à l’Aquitaine. Son Aquitaine.

Nous avons acheté des terres autour de notre monastère. C’étaient aux plus jeunes à les mettre en culture, pour y tirer du blé, de la viande, du fourrage et du vin. Comme elle était belle la vigne poussant sur les coteaux et les mamelons de notre pays. Notre vin était agréable à boire, bien que nous le réservassions d’abord pour le culte de l’autel. Je voyais les murets de pierres blanches se dresser contre les petits renards. J’admirais le soleil jouer dans les feuilles larges, soleil d’été et d’hiver, du matin et du soir. La vigne avançait, c’était notre richesse. Ma main s’est formée aux ceps de ces pieds, ma main s’est modelée au travail de la terre. Nous étions moines, et nous étions paysans ; je ne saurais dire desquels des deux j’étais le plus fier. Moine et paysan. Une fierté partagée.

Fierté aussi quand j’ai vu nos terres et les paysages que nous avons bâtis être reconnu au titre de patrimoine mondial. Le nom de mon maître est inscrit dans la terre, il est inscrit aussi dans les instances internationales. Victoire et reconnaissance de notre labeur.
Fierté quand je vois tant de grands vins, tant de châteaux, qui gagnent les faveurs des palais, qui accumulent les prix et se font reconnaître. C’est nous qui avons initié cela. Mille trois cents ans après, et bien que morts, nous vivons par les vins de Saint-Emilion. Nous vivons parce que le vin est notre œuvre, parce ces vignes sont nos vignes et notre histoire. Nous vivons dans le cœur des hommes, même s’ils ne le savent pas. Nous vivons encore et toujours avec les buveurs et les amateurs, et le nom de mon maître se diffuse de pays en pays, de monde en monde. Et le père apprend au fils à boire. Et l’enfant trempe ses lèvres dans le nectar. Reconnaître le merlot, reconnaître le verdot, reconnaître le cabernet, reconnaître le travail des hommes qui ont fait le vin, reconnaître le labeur et le mérite de ces paysans, ces nobles paysans, qui prennent la terre à pleins bras et qui la modèlent aux formes de leur esprit. À genoux mes enfants, à genoux. À genoux face à tant d’émotion, face à tant de génie. À genoux face à la simple beauté du monde. La simplicité du verre de vin est gage de sa victoire.

Il faut être informé pour boire autant de richesses dans si peu d’espaces. Il faut être un esthète de la vie et de l’homme. À genoux pour boire, parce que boire du vin est la meilleure façon de se relever, de se dresser, et d’être un homme.

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