6 Des cailles au foie

Vous êtes ici : Accueil > Articles > 6 Des cailles au foie

jeudi 1er avril 2010

Chapitre 6 de Parlare di vino.

C’est Noël et il n’y a pas de neige. À Noël on rêve tous de la neige. On rêve de sortir le soir, d’aller à la messe sous une pluie cotonneuse et de se réveiller le matin avec des rues, des bâtiments et des paysages blancs. Rêve d’enfant suivi par les adultes. C’est Noël et il pleut, de l’eau en guise de neige. Tant pis pour le décor, tant pis pour l’esthétique, et tant pis pour les rêves. Il pleut donc dans la nuit, et la froidure s’immisce partout où nous passons.

Nous préparons maintenant le réveillon. Ce soir le menu sera simple : foie gras marbré en entrée, oie du Rhin comme plat, un plateau de fromages, une bûche en chocolat. C’est ma grand-mère qui officie, pour désosser le canard et en retirer la chair. Une fois toute la viande enlevée il faut la lier entre elle avec deux jaunes d’œuf, la saler, la poivrer, et y ajouter une dose d’armagnac. Certains puristes y préfèreront le cognac, estimant que ses arômes fruités s’accordent mieux avec la finesse de la chair du canard. Pour ma part, et cet avis est partagé, je maintiens que c’est l’armagnac qui convient : cette eau-de-vie de terre s’allie parfaitement avec ce volatile. Une fois la chair préparée il faut sortir le foie gras. Magnifique trésor, plus d’un kilogramme de chair céleste devant moi, plié dans son torchon de coton. Ce foie on le respecte, on le regarde et on le touche avec force précautions. De la délicatesse mon ami, de l’attention, ce foie est fragile. Maintenant il faut le dénerver. Prends donc ce grand couteau, avec le manche en acier, apporte-le-moi. Le couteau dans une main je retourne le foie, je l’incise délicatement dans sa longueur pour dégager le nerf. Surtout ne pas le couper, sinon tout son fiel se déverse dans le foie, le rendant impropre à la consommation. Je suis –regarde- je suis, avec la lame du couteau, je suis donc le nerf afin de l’enlever. Puis, une fois dégagé, je le coupe. Je sale le foie, je le poivre, mais pas trop. Puis je tranche. Maintenant je prends la chair du canard préalablement préparée, et je la dépose en fine couche au fond d’une terrine en terre. Au-dessus de cette couche, une tranche de foie, et de nouveau de la chair. Je répète l’opération autant de fois que nécessaire. Quand la terrine est pleine, vois-tu, on la ferme avec le couvercle, et on la met au four. Elle va cuire tout doucement, très lentement. Quand c’est prêt, démoule cette terrine et pose-la dans une assiette en porcelaine. La porcelaine seule est digne de l’accueillir. Regarde ce marbré. Sent-le. Quelles odeurs ! Quels arômes ! On n’en trouve pas partout du comme ça. Ce foie-là ne vient pas de Hongrie, ce canard-là n’est pas engraissé avec de la pâté. C’est un vrai canard, nourri au grain, et qui a pu s’ébattre dans les prés. Ce marbré, sent-le, hume-le.

Maintenant c’est à l’oie. Fais comme tu as l’habitude, tout doucement dans le four, lentement, qu’elle ait le temps de cuire, et pas seulement la peau, mais aussi l’intérieur. Quand je pense qu’aujourd’hui certains mangent de la dinde ! De la dinde à Noël, quelle horreur ! De tout temps on a mangé de l’oie. Déjà sous les Romains sa chair était prisée. Et puis, elles ont sauvé le capitole contre les troupes de Brennus. Sans oie Rome aurait été prise, alors qu’aurait été le monde ? L’oie est un animal sacré, elle symbolise les dieux. L’oie migre, elle part en hiver et revient en été, l’oie symbolise le soleil et la naissance de la lumière. C’est elle qui met un terme au règne des ténèbres. Dans l’Europe chrétienne, on dévorait les oies, c’était un plat de luxe. La confrérie des oyers, seule habilitée à vendre les oies, était très imposante, surtout en Alsace et dans l’Est de l’Europe. Quel bel animal que l’oie ! Avec ses plumes grises et ses hauts vols en V. Avec ses plumes blanches venant du Boulonnais. Les Romains en raffolaient tant que c’est par troupeaux entiers que les oyers les faisaient venir de cette région vers la ville Éternelle pour être dévorées. Alors, quand tu en manges, pense à cela. De même quand tu la vois rôtir et changer de couleur, et quand tu vois ses odeurs de volaille monter par l’escalier pour rejoindre ta chambre. Comme accompagnement je te conseille des fèves ou bien des topinambours. Des fèves, cuites dans de l’eau salée frétillante, mélangées à du beurre demi-sel, quoi de plus noble couronne pour ce plat de roi ? Ou des topinambours. Oui, essaye donc ce subtil goût d’artichaut, essaye cette chaire vaporeuse, et tu verras comme elle se mêle bien avec la robustesse et la présence de l’oiseau. Comme vin ? J’y mettrai plutôt un vin qui accompagne et qui présente. Un vin qui soit un écrin dans lequel trône le plat, un vin qui souligne et rehausse les arômes et les goûts. Alors, tu connais mon faible, je te conseille un vin du Libournais. Le cabernet répondra présent à la chair rouge, il a pour cela suffisamment de tannins. Et le merlot, tout en douceur et en finesse se mariera parfaitement avec la tendresse de la chair.

Tout repas est une fête, tout repas est un opéra. Maintenant, dressons le décor. À cette table il faut sa nappe de damas blanc, elle sera la déserte. J’y place les assiettes et les couverts que nous utiliserons au cours du repas. Quant à la table il est temps d’y mettre le grand couvert. Ce service hérité des grands-mères, avec sa porcelaine et son argenterie, et avec son cristal et ses damasseries. Mes doigts se régalent de glisser sur l’épais coton, de déplier la nappe rangée ici lors du dernier repas. Selon la coutume héritée d’un aïeul provençal, un disciple de Mistral, nous déposons trois nappes sur la table. La première est une nappe d’avant, un peu passée de mode, légèrement usée, qui fut sur le dessus, mais dont l’aspect ne le lui permet plus. La deuxième est épaisse, pour s’imbiber des tâches, elle doit absorber tout liquide renversé. La troisième, et celle du dessus, est cette immaculée qui recevra les plats, qui supporte les assiettes et qui verra les mets. Elle doit montrer ses pliures, être légèrement amidonnée, c’est elle qui met tout en valeur.
Puis c’est au tour des assiettes. Une grande, en porcelaine française, pour servir de sous-assiette. Toutes les autres doivent se poser dedans. Celle-ci ne bougera pas, jamais la pointe du couteau et le piquant de la fourchette ne viendront la frôler. Une assiette pour faire jolie, mais c’est important de faire jolie, sinon il n’y a pas de joie. Nous sortons la ménagère en porcelaine, c’est l’occasion souhaitée. Une grande, déjà prête, pour la viande. Une petite, au-dessus, pour l’entrée. Celle du dessert attend sur la déserte. Ce sont ces assiettes avec ces historiettes dessinées, ici le Maréchal de Mac Mahon inspectant les troupes dans la cour des Invalides, là sainte Jeanne d’Arc lors du siège d’Orléans, ou Saint-Louis, sous son chêne, rendant la justice, ou bien encore une charge de cavalerie à la bataille de Fontenoy. Le dessert n’est pas le moment enfantin que l’on croit, c’est aussi le moment d’instruire la jeunesse. Un coup de cuillère libère le visage de la sainte, une part mangée et c’est le roi qui apparaît. D’habitude chacun se bat pour avoir son assiette préférée, qui la bataille, qui les Anglais, qui le roi. C’est l’histoire en tableau, c’est l’histoire inculquée par les mets. Ces assiettes là maintenant on ne les trouve plus, il faut faire les brocantes, chiner les vieux greniers. L’art de manger se double de l’art de trouver. On ne peut pas dire que ces assiettes soient belles, mais elles évoquent le passé. Surtout elles évoquent l’enfance, et l’enfance c’est la destinée.

Et un repas n’est-ce pas aussi la mémoire ? Avant de sentir avec son nez ou de goûter avec sa langue, on mange avec sa tête, on mange avec ses souvenirs. Si nous savions toutes les odeurs enregistrées dans le cerveau, si nous connaissions toute cette banque, toutes les données glanées au cours de notre vie. Non, nous ne le savons pas, mais parfois, à l’improviste, subrepticement, elles surgissent, sans qu’on s’y attende, et on ne sait pas d’où elles viennent. Elles surgissent et nous ignorions même que nous les possédions, c’est une éruption et une découverte. Une odeur de parfum porté par la grand-mère, une odeur de plat cuisiné autrefois ; la réminiscence d’un lieu : la cuisine de l’école, le parc le matin en juin. Ces odeurs, c’est un trésor, et nous ignorions même que nous les possédions, nous sommes riches et ignorants de notre richesse. L’homme a des ressources dont il ne soupçonne pas la profondeur. Qui sait ce que me réserve ma mémoire pour l’heure d’après, durant le repas ? Quelle période de ma vie le marbré va me rappeler ? Et l’oie, quelle circonstance, quelle action, quel désenchantement ou quelle déconvenue va-t-elle me remémorer ? Je l’ignore, et peut-être que ce ne sera rien. Rien peut-être ou peut-être tout, tout un monde qui soudain en moi va revenir : à l’odeur d’un fumet, telle personne, tel lieu, au miel du riesling mon école, ou bien ce professeur. On mange avec sa tête, on vit avec sa mémoire. Parfois la mémoire nous tue, elle nous tue parce qu’elle nous submerge, parce qu’elle est mal rangée. Mais sans mémoire on ne vit pas, sans mémoire nous sommes morts. Et les mets et les vins sont les plus merveilleux canalisateurs de la mémoire. Alors oui, cela vaut le coup de faire attention aux assiettes que l’on pose sur la table, cela vaut la peine d’accorder du temps et du savoir aux ustensiles que l’on dresse.

J’ai connu un prisonnier des camps communistes qui a survécu à la tentative de déculturation imposée par le régime en imaginant un décorum pour la soupe tournée qu’on lui servait. Il mimait la nappe, il imaginait les verres en cristal, son écuelle de fer blanc était en porcelaine, et ses genoux, sur lesquels il devait poser sa pitance, devenaient une table aux motifs de marqueterie. C’est grâce à cela qu’il n’est pas devenu une bête et qu’il a pu rester vivant jusqu’au jour de sa libération. Pouvoir de l’imagination, immense pouvoir de ceux qui peuvent vivre de mots et de lettres ; ils ont le pouvoir des hommes, le pouvoir de compréhension et de commandement. Pouvoir du verbe parce que le verbe crée, et que la création s’échappe de toute contingence, de tout enfermement, de toute réduction. Chiffrer c’est réduire et détruire. Mettre des mots, c’est ouvrir et créer. Mon fils, apprends à manger, et apprends à parler. Nous autres Français nous faisons bien cela, nous parlons beaucoup à table, ce qui nous a permis de dominer le monde. C’est cela l’esprit français : manger et discourir. Et si possible discourir autour d’une table, un verre à la main, une assiette devant soi. Plus fort que les armes et les lois du marché. Irréductible esprit.

Le plus dur, ce sont les verres. Il y a celui pour l’eau, celui pour le vin. Jusque-là tout est simple. Mais pour le vin nous pouvons décliner : rouge, blanc, champagne, ensuite cognac ou porto. Avec les verres c’est toujours la bataille de l’esthétique et du pratique. Faut-il mettre ces verres magnifiques, délicatement taillés, avec de frêles pieds et des calices ouverts. Oui, ces verres sont très beaux, mais le vin n’y résiste pas. Et ceux-là, colorés, c’est pire que tout, leur rouge ou leur orange détruit la robe, comment peut-on alors apprécier le fameux vin servi ? Vient alors la charge contre ces babioles et mon père de ramener ses fidèles verres INAO, certes gamins freluquets à côté des coupes en cristal, mais au moins les arômes, mais au moins le bouquet, mais au moins le vin sont-ils respectés. La guerre des verres doit-elle avoir lieu ? Un compromis fut trouvé : pour le verre à eau la fantaisie à carte blanche, d’autant que l’eau c’est tellement plat qu’il est nécessaire que le verre la cache bien. Ensuite deux verres à vin : un pour le bouquet et un pour l’esthétique, un pour décorer et un pour le service, un pour les yeux et un pour le palais. Subtil compromis, qui permit à mon père de repérer les philistins qui ne savaient pas boire le vin quand, présentant la bouteille pour servir l’invité, celui-ci prenait le verre taillé et le tendait à mon père pour le remplir. Ne pas savoir utiliser un verre à vin empêche quiconque de s’élever dans les sphères de la civilisation.

Les couverts sont pires encore que les verres. Les Français se moquent à bon droit des Anglais qui ont inventé le cricket, sport aux règles incompréhensibles. Pour ma part je reste persuadé que l’usage des couverts lors d’un dîner est encore plus difficile que d’apprendre à jouer au cricket. À cela il faut rajouter la perfidie bien française du voussoiement. Je pense qu’aucun étranger ne pourra jamais le comprendre, car même les Français ont du mal. Mais malheur à ceux qui essayent de le détruire, c’est ravaler l’homme au rang de serpillère. Avec les couverts il faut déjà se mettre d’accord pour savoir si on les place à l’anglaise ou à la française. Ce n’est pas la moindre des difficultés. Ensuite, partir du plus éloigné pour, au fur et à mesure de l’avancée des plats, s’approcher de l’assiette. En fin de repas, subtil raffinement, les couverts ne sont pas autour de l’assiette, mais derrière celle-ci. Rien n’est plus agréable que de manger avec des couverts en argent, sauf peut-être lécher la spatule de bois quand on a terminé de remuer la sauce. Ces chers vieux couverts en argent, si vieux qu’on ne sait plus quelle grand-mère les a en premier introduits dans la famille. L’argenterie ça ne s’achète pas, ça s’hérite. Pourtant il faut bien que quelqu’un les ait eus en premier, pour commencer le cycle. Et il faut bien aussi que, de temps en temps, une pauvre mère en rachète, pour compléter les pertes. Oui, mais voilà on a beau, de temps en temps, en acheter pour compléter le trésor familial, les nouveaux couverts aussitôt arrivés sont immédiatement intégrés dans le vaisselier familial et rangé parmi les héritages. L’argenterie a cette faculté rare d’être ancienne même quand elle vient de naître, tant il est vrai que présenter de l’argenterie neuve, ou pire de l’argenterie que l’on vient d’acheter, est un grand crime de civilité. Je plains les générations de bonnes qui ont dû nettoyer les couverts.

Après la nappe, les assiettes, les verres, les couverts, ce qu’il manque ce sont les carafes, les serviettes et quelquefois des fleurs. Je parle ici de serviette. Je pense que c’est le lieu de faire une mise au point. Une tendance actuelle voudrait que la vénérable serviette soit remplacée par un bout de tissu de la taille d’un mouchoir. Comment, avec si peu de superficie, pouvoir prétendre essuyer sa bouche et ses lèvres ? Une serviette doit pouvoir se nouer autour du cou –même si cela ne se fait pas-, une serviette doit protéger la chemise et les genoux, une serviette doit servir à s’essuyer les lèvres aussi bien que les mains, bref une serviette doit-être grande, sinon, ce n’est pas une serviette, c’est un avorton de tissu. La serviette de nos jours disparaît de nos tables. Mais pourquoi donc ? Qu’a-t-elle donc fait au monde pour cela ? À ce noble instrument auquel on prête si peu de cas, ce noble instrument dont la fonction suprême est de récolter tous les débordements de la maladresse : ici un peu de sauce, là quelqu’un qui a touché la nourriture avec des doigts. Si la serviette n’était pas là que ferait le gastronome ? Le gastronome ne ferait rien. La serviette est son armure, elle le protège des coups et le garde des dégâts, comme jadis le chevalier et sa carapace de fer. Quand le chevalier était touché, c’est le sang qui giclait, désormais plus de sang, mais des taches de graisse. C’est là que l’on voit que notre société vit dans la paix : dans une société de guerre, l’homme vit sur un champ de bataille, il a une épée à la main, une armure sur le corps, et quand il est touché sa chemise est rougie par le sang. Dans une société de paix, l’homme vit de la table, il a une fourchette à la main, une serviette à la taille, et quand il est touché sa chemise est salie par la graisse. L’homme de bataille et l’homme de table ne peuvent se comprendre. Chacun est le garant d’une certaine société, d’un certain ordre, d’un certain art de vivre aussi, la chaude camaraderie des camps n’a rien à envier à l’amitié de la table. L’homme qui mange est l’homme qui a posé l’épée, mais pour lever la fourchette il faut au préalable que l’épée nous assure la paix. Pas de fourchette sans épée, et la fin de l’épée est de lever la fourchette. O terrible société toujours balancée entre la guerre et la paix. La paix t’endort, la guerre te tue, dans les deux cas tu meurs. Cruel dilemme. Peux-tu résoudre cette contradiction ?

Pensais-tu aller si loin seulement en dégustant, un doux soir de Noël, un marbré de foie gras de canard ? La table ce ne sont pas que les sens, la table sait aussi contenter les esprits. Alors les cloches peuvent sonner, le divin enfant est né, et moi je pense à cette naissance, je pense aux conséquences pour le monde, et aux conséquences plus terribles encore de ceux qui la nient. Et pour penser à des choses terribles, rien de mieux qu’un Saint-Emilion arrosant une grasse oie.

Par Thèmes