3 Meursault seul m’oblige

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vendredi 19 mars 2010

Chapitre 3 de Parlare di vino.

Il me souvient encore d’un jour mémorable où j’avais invité quelques amis très chers à partager chez moi une série de vins. Pour faire l’unité et l’unanimité, je rapportais alors de ma cave chérie trois belles et vieilles bouteilles qui dormaient posément d’un sommeil d’Indien. Mes goûts sont éclectiques et ma cave est variée. Aussi, pour plaire à tous, je remontais alors un prince de Bordeaux, un grand-duc de Bourgogne, un écuyer d’Alsace.
Loin de moi la prétention de présenter l’ensemble de notre palette viticole, il s’agissait juste de quelques échantillons pris sur le vif et à savourer entre amis. Comme à l’accoutumée, assis dans un fauteuil club, nous commentions les vins, le verre à la main. Je montrais dans quelques livres géographiques, de magnifiques photos de paysages où les vins étaient nés, j’expliquais les manières de les déguster, j’entrais dans les détails des domaines débouchés. Et, comme à l’accoutumée, mes amis, une dizaine ne cessaient pas de me poser des questions. Il n’y avait guère que lorsque leurs bouches étaient emplies de vin que la salle retrouvait un utile silence.
Nous commençâmes par l’Alsace, un grand riesling, mais qui me surprit par des notes compotées et fruitées quand j’attendais des fleurs et de l’acide. Les sucres résiduels étaient assez élevés ce qui n’enlevait pas une certaine fraîcheur. Le bordeaux lui aussi s’avéra sémillant. C’était un grave blanc aux accents boisés et vanillés. On sentait bien, sous la dent, que la malolactique avait été trop longue, et que les barriques en chêne neuf cachaient mal des défauts récurrents. Dommage, car à la vue la robe était belle, et de forts bons arômes se révélaient au nez. La finale un peu courte enlevait encore du charme, mais l’impression d’ensemble était fort méritoire. En tout cas dans la salle le plaisir était là, mes amis papotaient, clabaudaient et s’esclaffaient joyeusement.

Puis, le Meursault vint. Meursault est sans conteste un des plus grands vins. Un Meursault de Bouchard, année 2004. Un Meursault de grande classe et d’année vénérable. Je pris dans mes mains le manche en bois du couteau et d’un geste rapide je découpais la capsule. Je tirais mon Screwpull, enfonçais dans le bouchon la tige vrillée, et par des mouvements secs et brefs je tournais le tire-bouchon. Le fermoir de liège étant retiré, je pus l’humer, et remarquer l’absence de moisissures et de goût de bouchon. Cette opération faite je me versais un fond afin de le sentir et déjà le jauger. Satisfais de ce fond j’en versais une dose dans chaque verre tendu, d’un sourire malicieux et d’un air entendu, sachant par avance le plaisir extrême qui allait être pris par chacun des amis. Une dose de dégustations, c’est bien peu, mais c’est bien suffisant justement pour déguster.
Puis, le silence vint. Le silence se fit. D’un coup, plus un bruit, plus de bavardage, plus de murmure, plus rien. Un silence de mouche et un silence de plomb. Chacun de mes amis regardait la dorure et les pâles reflets de ce vin adoré. Ensuite, c’était le nez et des arômes gracieux, subtils et envoûtants. Aubépine et acacia, pêche blanche et reine-claude, un échantillon d’arômes qui réduisent ce grand vin. Et il fallut le boire. J’en pris une gorgée, en silence, recueilli comme les autres. Je fermais les yeux et ne pensait plus rien. Je n’étais plus chez moi, j’étais soudain ailleurs. Pas un mot, pas un son, dans la salle le silence a succédé au bruit. Je peux faire un commentaire, je peux décrire ce vin, je peux l’analyser et le décortiquer. Mais non, rien de plus, car plus c’est trop. Assis, une gorgée de Meursault dans la bouche, je ne disais plus rien et savourais seulement. Je jetais un œil vers mon voisin, il pensait la même chose. Je ne disais rien, personne ne parlait plus, chacun goûtait silencieusement, appréciait seul, et avec tous ces sens, ce grand vin qui s’épanouissait dans nos verres. Dans ces cas-là, la technique est de trop. La critique est superfétatoire. On boit, et c’est bon. Le vin est bon, c’est un grand vin. Rien de plus, car plus serait moins bien. Aucun commentaire, aucune notice technique, aucun mot pour décrire ce vin, si ce n’est le silence. On déguste et c’est tout. Je me tourne vers mon voisin, il me regarde avec des yeux pétillants et un sourire de béatitude.

C’est bon.
Oui.

Une fois le verre vide, et toujours en silence, nous sentons le fond et les arômes persistants. Plus tout à fait les mêmes, nettement moins floraux, tirant cette fois sur la noisette et les amandes. Nous ne sommes plus en Bourgogne, mais dans un champ d’amandiers, je retrouve les fleurs et les arômes délicats. C’est avec peine que nous devons nous arracher à ce grand vin, vider la bouteille, vider le verre, voir disparaître les dernières gouttes d’une dernière vendange, voir s’envoler les sensations réelles d’un grand produit de France. Une fois que tout est bu, ne reste que la mémoire, ne reste que les images et les quelques odeurs, ne reste que les mots et des bribes de plaisir qui ont pu s’envoler d’une dive bouteille.

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