2 Paysages de Sauternes

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mercredi 17 février 2010

Chapitre 2 de Parlare di vino.

Certains jours tout s’enchaîne. Je venais de sortir du bureau après avoir rencontré un client, quand je reçus un appel impromptu de mon chef. Un vol avait eu lieu dans une galerie d’art de Milly-la-Forêt. La galerie n’était pas assurée, le tableau avait de la valeur. Peu d’indices, peu d’informations. Comble de malchance le tableau devait être cédé cinq jours plus tard lors d’une vente aux enchères. Immédiatement je pris ma voiture et partis pour Milly. Sur l’autoroute qui mène de Versailles à Fontainebleau, la route est monotone, les paysages sont las. Sur main droite on passe à proximité de blockhaus en béton, de vastes bâtiments rectangulaires décrépis et vieillis. Fut un temps où c’était une université. Il est bon de le rappeler, car les gens de nos jours ont du mal à croire que des bâtiments aussi laids aient pu servir à instruire les Français. Ces bâtiments servaient avant la révolution, sous le triste ancien régime. Enfin, après une heure de route sous un ciel blanc et blafard, j’arrivais à Milly.

La galerie était de l’autre côté de la halle. C’était une maison en pierre, avec un porche taillé dont la porte avait été rétrécie, car elle ne servait plus à accueillir les calèches. Le bâtiment était assez petit. Au rez-de-chaussée se trouvait une vaste salle, carrée et bien rangée, avec un bureau en noyer, un âtre où se consumait un feu, deux fauteuils clubs et une armoire à vin à porte transparente. Sur les murs quelques tableaux bien agencés. Une porte conduisait au sous-sol, un escalier à l’étage. Le propriétaire des lieux me reçut. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, celui-là même que l’on voyait sur une photo trônant sur le bureau, avec son épouse et leurs cinq enfants.

Merci d’être venu si vite ! Ce tableau en soi n’a pas une très grande valeur, mais je dois absolument le présenter dans cinq jours pour une vente, si je ne l’ai pas je risque beaucoup pour ma réputation publique.
Avez-vous constaté des traces d’effractions ?
Aucune. Ni les portes, ni les fenêtres, rien. L’alarme n’a pas sonné. Hier soir je suis parti en fermant tout à clef. Mais de toute façon, j’habite ici, au deuxième étage. Et ce matin, en descendant, je me suis aperçu que le tableau avait disparu. Je n’ai pas encore prévenu la police, je crains les médisances et les commérages. Je préfère passer par vous, et si jamais vous ne trouvez rien, alors je ferai appel au commissaire.
Vous habitez au deuxième ? C’est curieux de la rue on ne voit qu’un étage ?
Oui, le deuxième étage n’est pas visible depuis la rue. On y accède par cet escalier. Le tableau disparu se trouvait au premier, avec les autres. Ici, dans cette pièce, ce ne sont que quelques échantillons, c’est surtout une pièce d’accueil. En bas se trouve la pièce d’estimation et d’achat, en haut celle de vente.
Et bien, commençons par visiter la maison, allons au sous-sol.

Je le suivis, après avoir refusé une tasse de thé russe qu’il me proposa. Ma déontologie m’interdit de boire du thé quand je suis en service. Nous descendîmes à la cave. C’était une superbe salle voûtée, bien aérée, sèche et lumineuse, avec plusieurs petites caves sur les côtés qui servaient de lieux d’entrepôt.
Ici c’est une salle de débarras. J’achète des vieux tableaux du XXe siècle à des clients qui cherchent à s’en débarrasser pour faire de la place. Regardez, vous connaissez ces peintres ?

Il me montra des toiles d’une laideur indicible. Un bout de papier avec des coups de crayon à l’emporte-pièce censés représentés un roi, une autre toile où l’on avait déversé des bidons de peinture, une autre encore peinte à la monocouche bleue, et une composée de lignes perpendiculaires de différentes couleurs. Plus loin était une sorte de pissotière en porcelaine.

C’est laid, n’est-ce pas ? Et bien, figurez-vous qu’au XXe siècle ces types étaient considérés comme des artistes, de grands artistes même. Leurs productions se vendaient à des millions d’euros, ils étaient même exposés dans des musées. Il faut vraiment ne rien connaître à l’art et n’avoir aucun goût pour oser porter un jugement positif sur des trucs pareils. Je suis un des rares à acheter encore ça. Depuis qu’on est revenu vers la vraie peinture généralement ceux qui ont hérité de ces toiles s’en débarrassent : ils les jettent ou ils les brûlent. Moi je les rachète, non pas pour les revendre, personne n’en veut, mais pour les recycler. On arrive à gratter la peinture et à faire des toiles en lin recyclé. La qualité est médiocre, mais elles ont l’avantage d’être très peu chères, ce qui permet aux étudiants des Beaux Arts d’acheter des toiles à moindre coût. Des toiles comme ça j’en aie plein, mais je vous rassure, il ne viendrait à l’idée de personne de les voler.

Il me désigna un immense tableau peinturluré en gris, dont je crus d’abord qu’il fut peint par un enfant tant les animaux étaient déformés et les hommes à peine ébauchés. Effectivement, en regardant bien, on reconnaissait là un âne, ici un bœuf, et là une femme qui semblait hurler.

Celui là je ne le recycle pas, le musée des Totalitarismes me l’a acheté comme exemple de propagande en faveur du communisme. Une propagande ratée il faut le dire, comment peut-on avoir envie d’être communiste en voyant un tel galimatias ?
Permettez-moi un jugement : je trouve quand même dommage d’entreposer de telles ordures dans une si belle cave. Ne feriez-vous pas mieux d’y entreposer du vin ?
Si, vous avez raison. D’ailleurs je vais arrêter le recyclage, ça rapporte peu. Allons à l’étage maintenant, je vais vous montrer de vrais œuvres d’art.

Nous reprîmes l’escalier pour arriver au premier étage, celui où il entreposait ses œuvres. Il y avait là les trois fenêtres qui donnent sur la rue. L’escalier continuait vers l’étage supérieur. Plusieurs portants à roulette, où étaient insérées les toiles, étaient alignés en parallèle le long de la pièce. Au mur il n’y avait rien, si ce n’est des boîtes contenant des clefs, et quelques affiches annonçant des ventes.

Tous mes tableaux sont là. Je ne vous dirai pas le nombre, moi-même je l’ignore. Les volets sont toujours fermés, pour empêcher la lumière de pénétrer dans la pièce et d’endommager les œuvres. Le tableau disparu était là, au mur, comme je mets toujours ceux que je vais vendre. C’était une annonce à Marie, avec l’ange Gabriel sur la gauche, et une nuée d’anges voltigeant dans les cieux. Je peux vous le montrer, je l’ai pris en photo. J’ai aussi un dossier avec toutes les informations sur le tableau : la taille, le numéro de série, le nom du peintre.
Quand a-t-il été peint ?
J’ignore la date exacte. Il y a une vingtaine d’années environ.
Quel était son prix ?
C’est difficile à estimer.
Que pensez-vous qu’il s’est passé ?
Je l’ignore, je n’ai aucune idée.
_, Mais n’avez-vous pas un atelier où vous peignez aussi ?
Si, c’est dans un chalet, à quelques kilomètres d’ici, en pleine forêt. Je peins beaucoup de paysages.
J’aimerais le voir, pour me faire une idée. Pouvez-vous m’y conduire ?
Bien sûr.

Nous redescendîmes l’escalier. Il laissa sa femme derrière le comptoir, pris son manteau noir en laine, son chapeau, un Borsalino couleur taupe, à larges bords, et une canne à pommeau d’argent.

La canne est très utile dans la forêt, on y rencontre souvent des bêtes, il faut pouvoir se défendre.
Puis, après un silence.
Prenons ma voiture, de toute façon je vous reconduirai ici, vous resterez bien pour déjeuner ?
Volontiers.

Lui, pourtant si moderne, avait conservé comme voiture un véhicule allemand d’un modèle assez ancien. C’était désormais une voiture de collection. Je lui fis la remarque.

Vous collectionnez les voitures ?
Nullement, c’est mon fils qui aime ça, il travaille avec plusieurs musées automobiles. Il m’oblige à conduire cette voiture, car elle a besoin de rouler. Du reste, cela ne me gêne guère, elle est très agréable à conduire, et encore fort confortable, en dépit de son âge.

Effectivement, les sièges en cuir beige conservaient leur robustesse et leur finesse bavaroise. Le moteur avait du répondant, les vitesses s’enchainaient dans la boite automatique.

Vous allez voir la campagne du Gâtinais en automne, c’est magnifique. D’autant que cette année il y a eu peu de pluie et peu de vent. Grâce à cela les arbres ont jauni tranquillement, sans perdre leurs feuilles et sans souffrir de la pourriture. La forêt est merveilleuse cette année. En revanche ce n’est pas une année à champignons, mais que voulez-vous, on ne peut pas tout avoir.
Il est vrai que ça me change des Yvelines ou du Vexin. Chez nous c’est déjà la Normandie qui commence, ici c’est plutôt la Bourgogne qui s’annonce.
Oui, la Bourgogne n’est pas loin, mais la Brie est plus proche.

Nous prîmes la route reliant Milly à Fontainebleau, une longue nationale à travers la forêt. À la sortie du village étaient des champs, encore avec leurs meules. Et des clochers d’église, et des clos de cimetières. Quelques arbres, de-ci de-là, rappelant à l’homme qu’il ne faut pas omettre d’élever le regard.
Vous devez aimer ces paysages, vous devez souvent les peindre.
Oui. Mon épouse adore la Seine, moi pas du tout. Je préfère peindre les arbres et les rochers. Vous ai-je montré la série qu’elle a faite sur les châteaux ? Ce sont des gravures représentant des châteaux polonais, et quelques-uns de la Loire. Nous sommes en train de les graver pour illustrer un album. Vous les verrez au retour si vous avez du temps, et cette fois autour d’une tasse de thé.

Que c’est morne la campagne en automne. Plat et morne, inodore comme un vin de bistrot. Et la voiture nous fit pénétrer au cœur de la forêt, d’un coup, sans crier gare, sans en rien avertir ses hardis passagers. Au détour d’un virage, nous passâmes soudainement de la plaine dans le bois. Pour moi, ce fut un choc. La route, bordée de chênes et de frênes, essences nobles et nobiliaires, offrait à ses passants, qui jamais ne le voyaient, un paysage grandiose de couleurs sublimes. À chaque arbre, à chaque branche, descendaient prestement des feuilles ocre, cuivrées, vieil or, bronzes, des feuilles de miel et d’oranges amères. À la vue, nous étions dans une bouteille de Sauternes. Les rayons du soleil se reflétaient sans cesse, jouant et dansant à l’ombre des freinais. Tout petit opéra offert gratuitement aux passants forts surpris de cet enchantement. À la vue, nous étions dans une bouteille de Sauternes. Ne manquaient que le Céron, et la pourriture noble, et la brume du matin, et la moiteur du jour. Et ne manquait encore que quelques grands noms d’ici, Barsac, Loupiac, Cadillac, que de champs pour faire de si grands vins. Que j’aime ces ors et ces dorures instables, que j’aime ces fleurs mielleuses et ces hauts fruits confits, que j’aime ces arômes présents dans les bouteilles, et la lumière d’or éclatant dans les verres.

Paysage de sauternes ici dans la forêt, à mille lieues du terroir et de son fleuve mythique, et de ses mamelons et de ses fières croupes, ici dans la forêt paysage de sauternes. J’eusse pu ouvrir les fenêtres de la voiture, mais je ne le fis pas, connaissant par avance les odeurs que j’allais récolter : champignons, moisissures, sous-bois et fraîche mousse, autant d’odeurs bien loin de mon sauternes. Je ne le fis pas, car je savais d’avance que le nez à la vue était son opposé, et ne voulant risquer un contraste saisissant je préférais rester avec ma claire vision. Paysage de sauternes, ici dans la forêt, paysage insolite encore qu’inattendu, paysage merveilleux qui me consola bien d’avoir fait de si loin un voyage périlleux.

Nous arrivons.

L’automobile traversa la nationale et s’engagea sur un chemin de terre à travers la forêt. Nous étions dans une propriété privée, le chemin étant encadré par une vaste porte de fer et deux piliers de briques rouges. À l’entrée se trouvaient cinq boîtes aux lettres, marquées du nom des propriétaires. Le long de ce chemin se trouvaient cinq chalets, assez modestes et sobres, sans grand confort apparent. Celui de mon client était le deuxième sur la droite. Il laissa sa voiture sur le côté, à proximité d’un gros rocher de granite, et sous un pin silvestre.

Nous y sommes. Vous voyez le voyage n’est pas long, à peine cinq minutes. C’est ici que je peins. À l’arrière du chalet, j’ai fait aménager une immense baie vitrée grâce à laquelle je peux capter toute la lumière pour éclairer la pièce, et surtout voir la forêt sans avoir à sortir. Là j’ai mes toiles, mes pigments, mes pinceaux. Je fais moi-même mes couleurs.

Nous entrâmes. Il présenta quelques toiles, de grandes beautés il faut le dire. J’en profitais pour inspecter discrètement le chalet, poser quelques questions cachées, me renseigner sur ses activités. Au bout d’une heure, nous revînmes à Milly. Fidèle à mon habitude je refusais la tasse de thé, pris mon manteau et mon chapeau et rentrais à Versailles. Je n’en avais pas appris beaucoup plus. Le retour fut pour moi un supplice, je ne cessais de me demander comment j’allais faire pour retrouver ce tableau. Je réussis puisque, cinq jours plus tard, il était de retour dans la galerie d’art.

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